CHAPITRE PREMIER

— Il est arrivé ?

— La vedette spatiale vient d’accoster.

— Comment est-il ?

— Impossible de le dire. Rappelez-vous, professeur, comme tous les condamnés, il porte la cagoule…

Le professeur Baslow hocha la tête. Oui, l’homme qu’il attendait avait été condamné pour meurtre délibéré à la peine capitale et, ainsi que le voulait la loi, cet individu conservait en permanence une cagoule, le législateur ayant voulu que tous ses semblables ne puissent plus regarder en face les autres humains.

Un criminel que Baslow avait eu toutes les peines du monde à faire venir sur le satellite, en arguant de l’intérêt de la science.

— Dites-moi, Éric, vous avez bien observé quelque chose dans son comportement ?

Éric Verdin, le jeune et bouillant adjoint de Baslow, eut un geste évasif :

— Attitude raide, marche hésitante consécutive à son quasi-aveuglement. J’ai cependant cru remarquer qu’il avançait tête baissée, comme s’il avait en permanence conscience de sa responsabilité.

— Bien. Veillez à ce qu’il ne manque de rien.

— Yal-Dan et Villec l’ont pris en main. J’ai pensé que la présence de deux femmes créerait autour de lui un meilleur climat.

— Excellente initiative, Éric.

Éric Verdin prenait congé du savant. Baslow le rappela :

— Un dernier détail. Puisqu’il est entre nos mains, et que de toute façon il nous appartient désormais… enlevez-lui sa cagoule…

Éric sourit imperceptiblement, approuva, et salua le professeur. Il venait d’éprouver la très douce satisfaction de constater que le maître, à la sapience universellement estimée et qui passait pour un personnage rigide, savait à l’occasion exprimer quelque sentiment d’humanité.

Ce petit dialogue s’était déroulé à plus de cent mille kilomètres de la planète Terre, à bord d’un gigantesque satellite artificiel, une île de l’espace comme il en existait désormais plusieurs à travers le système solaire.

On avait, par ce procédé, jalonné les routes du ciel en utilisant la gravitation. Ainsi l’île A-l, la plus proche de la Terre, avait été située de telle sorte qu’elle se trouvait soumise à la fois à l’attraction de la planète et de la Lune, ce qui lui donnait une relative stabilité.

Naturellement, eu égard au mouvement cosmique, un ordinateur réglait en permanence les mouvements de l’engin gigantesque afin qu’il demeurât constamment maintenu par les deux forces opposées. Ce procédé donnait de bons résultats.

Outils prodigieux pour l’observation astronomique, pour les liaisons interplanétaires, relais d’astronefs, bases éventuellement militaires en cas de conflits intermondes, les îles de l’espace bien que coûtant fort cher à la construction et exigeant un personnel spécialisé fortement entraîné avaient la faveur de plus d’un gouvernement planétaire.

A-l, oscillant dorénavant entre Terre et Lune, avait très simplement été baptisée l’Inter par la rumeur publique. Les équipes de cosmatelots et de techniciens des diverses disciplines établies à bord devaient cependant patienter plusieurs semaines, voire plusieurs mois, avant d’être relevées. Ce qui créait un climat d’exceptionnelle dureté, une certaine claustrophobie régnant en dépit des vastes dimensions de l’Inter.

Or, depuis peu, un nouveau département avait été aménagé à bord, sous la direction d’un éminent savant, un Hongro-Terrien, Baslow.

Cela s’était produit à la suite d’une découverte effectuée dans une zone assez mal déterminée du Sagittaire, un cosmonef égaré ayant atteint un pôle encore ignoré du monde, du moins était-ce une des hypothèses avancées d’après le rapport émanant de son équipage.

À la suite de cela, et des tests subtils ayant, d’un monde à l’autre, paru confirmer la véracité du récit réputé fantaisiste au premier abord, diverses planètes, dont la Terre, avaient pris la chose au sérieux et commencé une étude approfondie du phénomène.

Baslow et ses collaborateurs se trouvaient donc maintenant à bord de l'inter et, encore que le top-secret fût maintenu autour de leurs travaux, on savait au moins qu’ils déployaient une activité particulière aux instants où l’île spatiale évoluait directement au-dessus des plus vastes océans terriens : Atlantique ou Pacifique.

Que cherchaient-ils ? A quoi tendaient ces puissants appareils installés avec de minutieuses précautions – et à grands frais – dans un département du satellite artificiel ? On ne le savait guère, même à bord. En dehors selon toute, vraisemblance de certains membres de l’État-Major et surtout du commandant Boris, un officier spatial d’une rare valeur qui avait refusé depuis déjà un important laps de temps d’être relevé tant il était passionné par ses fonctions.

Les hommes de l’équipage et les quelques femmes techniciennes qui vivaient à bord avaient quelque raison de s’interroger sur l’arrivée d’un curieux passager.

Si discrètement qu’il eût été débarqué depuis la vedette effectuant à certaines dates la liaison avec la planète patrie, on n’avait pas pu ne pas remarquer la venue d’un homme en cagoule, encadré de deux solides gaillards, lesquels évidemment appartenaient à la police planétaire.

Les langues allaient bon train. On se perdait en conjectures. Quel rapport pouvait-il donc exister entre les recherches d’ordre cosmologique du professeur Baslow et de ses aides et un vulgaire condamné à mort ?

Cet assassin, il est vrai, avait, disait-on, été confondu de façon assez surprenante. Il s’était rendu coupable d’un crime en mer, sur un de ses compagnons matelots. Et c’était une surprenante vision qui aurait été à l’origine de la découverte du coupable. Tout cela était bien invraisemblable, à l’époque des relations interstellaires.

Cette arrivée quasi clandestine ne faisait qu’ajouter aux questions que chacun pouvait se poser relativement à l’activité de ce laboratoire, lequel disposait d’une superficie exceptionnelle. On avait mis à la disposition de Baslow une zone beaucoup plus vaste que celle des astronomes, astrophysiciens et autres observateurs des mystères mondiaux.

On savait qu’un ordinateur d’un type absolument inédit y sévissait. Qu’une sorte de prisme géant (de métal ? De verre ?) y tournait sur un rythme lent et continu. Que des expériences étaient incontestablement tentées sur la lumière et ses innombrables applications, de la flamme primitive au superlaser, etc.

L’entourage immédiat de Baslow était très cordial, très courtois. Éric Verdin, beau jeune homme sportif, plaisait particulièrement à l’élément féminin restreint mais on ne lui attribuait aucune liaison. Du moins en ce domaine et quelques esprits chagrins estimaient que « ses collègues lui suffisaient ». Baslow n’était-il pas secondé en effet par deux créatures qui, encore que savants physiciens, n’en appartenaient pas moins à ce sexe qui donne la vie sur toutes les planètes et ne cessera de charmer les mâles qu’à la fin des temps, ce qui n’est pas pour se réaliser dans un proche avenir.

Et les trois jeunes savants, pour fraternels qu’ils puissent paraître aux équipages de l’Inter, gardaient une prudente réserve en ce qui concernait leurs activités.

Les deux jeunes femmes, bien entendu, étaient soumises à des sollicitations d’un autre ordre. Mais elles éconduisaient leurs soupirants d’une heure en souriant, ce qui ne laissait pas d’accréditer la thèse selon laquelle elles n’étaient pas trop d’elles d’eux pour combler leur coéquipier. Mais il était vrai que les trois jeunes gens ne faisaient que se gausser de semblables ragots.

Pour l’heure, ils avaient des préoccupations d’une tout autre importance.

Dans une cabine de l'inter, très blanche, très nette quoique de petites dimensions comme tous les alvéoles mis à la disposition des gens de l’espace, un homme était assis.

Il portait le costume neutre et sévère des détenus. Il retenait, semblait-il, sa respiration, mal à l’aise, angoissé. Mais ses traits étaient encore voilés par la sinistre cagoule réglementaire qui enserrait sa tête et ne permettait, par de minuscules fentes, qu’une visibilité plus que réduite.

Il avait été accueilli, il s’en rendait compte, par deux femmes. Et maintenant il lui semblait bien qu’un homme venait de pénétrer et discutait à voix basse avec ses geôlières.

C’est cet homme, d’une voix jeune, bien timbrée, qui prononça :

— N’ayez aucune crainte, Marts, je suis autorisé à vous ôter votre cagoule !

On vit l’ancien matelot du Pélican tressaillir légèrement. Déjà, il sentait deux mains adroites qui le délivraient de l’ignoble coiffure.

Il eut tout de suite un geste instinctif, après avoir papilloté des yeux pendant cinq secondes. Il se cacha le visage des deux mains, ébloui par la clarté assez vive émanant des tubes de néon magnétisé qui éclairaient la cabine.

Les trois assistants le contemplaient en silence, pour lui laisser le temps de se remettre, de réaliser l’endroit où il se trouvait.

Ce fut assez rapide. Le condamné à mort releva la tête, grimaça un peu et les regarda les uns après les autres.

Il découvrit d’abord celui qui venait de le libérer de la cagoule, qu’il tenait d’ailleurs encore entre les mains. Un jeune homme mince, assez grand, et qui paraissait très musclé sous l’espèce de justaucorps de nylon blindé, blanc comme l’uniforme des techniciens spatiaux. Un homme avenant, aux cheveux châtains. Leurs regards se croisèrent comme s’ils se sondaient mutuellement.

Puis, tout de suite, Marts se détourna et resta un moment à regarder à tour de rôle les deux autres personnes se tenant devant lui dans la cabine.

Il les avait vues, mais fort mal, par les fentes de son masque, les deux femmes qui l’avaient pris en charge au débarquement de la vedette spatiale. Il avait deviné qu’elles étaient jeunes, flairé plus que vraiment vu qu’elles offraient un charme certain. Maintenant, il ne doutait plus.

L’une, grande, élancée, montrait sur un corps à la gorge séduisante une très belle tête aux grands yeux noirs, avec des cheveux blonds abondants. Par contre, sa compagne, aussi bien faite sans doute, était beaucoup plus menue et son visage de poupée au teint de porcelaine, avec les yeux en amande, la bouche mince dont le centre des lèvres évoquait une petite cerise, avec des cheveux bizarrement coupés court sur des oreilles un peu en pointe, attestaient une origine extra-terrestre ou tout au moins métissée.

Marts était visiblement fébrile. Il se contenait et les autres l’observaient, comme pour étudier ses réactions. Ce qu’il sentit.

Alors il éclata :

— Mes bourreaux… Vous êtes mes bourreaux !

Il eut une sorte d’éclat de rire insultant, frénétique, qui faisait mal. Les trois jeunes gens parurent décontenancés mais se reprirent très vite.

La grande fille blonde s’approcha et prononça, avec une grande dignité :

— Vous nous calomniez, Marts. On ne vous a pas amené jusqu’ici pour… pour un aussi terrible office. Savez-vous que vous vous trouvez sur l’île spatiale qu’on appelle communément l'inter ? Que nous évoluons entre Terre et Lune ? Que vous avez été conduit parmi nous, non pour mourir, mais pour servir la science ?

Marts la regarda et brusquement ses traits se crispèrent. Il se leva à demi, le regard jetant des éclairs, et il cria, cracha plutôt :

— Des savants ! Des expérimentateurs !… Je comprends ! C’est plus ignoble encore que je ne le croyais… Servir la science ! C’est-à-dire servir de cobaye ? Hein, beauté, c’est bien cela que vous voulez dire ? Un cobaye ! Un sujet d’expérience ! Et qu’est-ce qu’on risque avec moi ? Marts le condamné ! Marts l’assassin !… On vous le livre ! Travaillez sur lui ! Sur sa chair ! Cherchez ses réactions ! Étudiez son sang, ses nerfs, tout ce qu’il vous plaira !… Et s’il souffre, eh bien tant pis ! Il ne l’aura pas volé !… Et au moins ça servira à quelque chose ! A la science, à la science sacro-sainte !… Je…

Il se tut soudain, interrompu net au milieu de son petit discours haineux.

Ils avaient conservé leur attitude silencieuse. Et il s’apercevait tout à coup que trois paires d’yeux le regardaient sans colère, sans vindicte, contrairement à tout ce qu’il avait pu constater chez les humains depuis qu’il avait été confondu par l’équipage du Pélican après la révélation insolite du drame qui avait coûté la vie au matelot Perkovan.

Une fois encore, on lui affirma qu’il se trompait, qu’on allait justement lui éviter l’issue effroyable du jugement qui avait été le sien. Et toujours très posés, très calmes, les jeunes gens se retirèrent.

Marts resta seul. Un long moment.

Des pensées terribles passaient en lui. A présent, nullement rassuré par l’attitude sereine de ses hôtes, il se demandait avec horreur à quel supplice il allait être soumis.

Habituellement, les condamnés à mort disparaissaient sans souffrance, depuis la cellule où ils étaient détenus. Sans nul appareil lugubre, on les neutralisait et la dissociation de ce qui avait été leur organisme mettait fin à la carrière de celui qui avait été un criminel.

Marts demeurait persuadé qu’on lui avait menti.

— On ne m’a pas fait venir sur un satellite artificiel sans une impérieuse raison… La science ! Toujours la science ! Ils ne vivent plus que pour ça ! Alors qu’importe qu’un humain – car je reste un humain malgré tout – fasse les frais de nouvelles recherches… Oui, je serai leur sujet, ils sont bien capables d’aller jusqu’à la vivisection… Ou je ne sais quoi !

Frissonnant d’épouvante, il se tordait sur la couchette, d’ailleurs confortable, de sa minuscule cabine, perdu dans l’espace, captif d’un genre inédit.

Oui, par un raffinement inouï, on allait le supplicier !

Bourreaux chinois d’autrefois, inquisiteurs frénétiques, sbires de toutes les dictatures qui avaient désolé la Terre, seriez-vous donc dépassés dans l’art d’arracher l’âme en créant des douleurs encore inconnues des humains ?

Ce qui attendait Marts était bien le châtiment. Mais il était pire que tout ce qu’il aurait pu imaginer.